mercredi 23 janvier 2008

SONIC YOUTH : Daydream Nation

2LP, Blast First BFFP 34, octobre 1988

C’est à la fois le plus anecdotique – car loin de la musique en elle-même- et essentiel pour comprendre ce qui a fait la renommée de Daydream Nation : sixième album de Sonic Youth, il est le dernier publié par un label indépendant (Blast First), que le groupe quittera pour Geffen dès l’album suivant. S’il est aujourd’hui considéré comme un album essentiel de l’indie rock des années 80 (il suffit de lire tous les classements publiés depuis sa parution pour constater à quel point il fait l’unanimité quand il s’agit de nommer les disques qui ont compté – voir liens plus bas, pour exemple), c’est probablement en partie parce que Sonic Youth a montré (malgré les railleries et accusations de trahison initiales) qu’il était possible de passer chez l’ennemi sans ne rien perdre de sa radicalité. La veine sera vite exploitée ; pour faire vite, rappelons seulement que Nirvana bénéficiera en 1991 de l’artillerie lourde de Geffen à la sortie de Nevermind… pour le meilleur et pour le pire.

Daydream Nation marque également une étape importante dans l’histoire du groupe et celle de l’indie rock américain : Sonic Youth prouve ici sa capacité à allier ce qui faisait l’originalité du groupe depuis ses débuts, à savoir des compositions rock très électrique et très très libres (dans la structure des morceaux comme dans l’utilisation des instruments, le groupe jouant sur des guitares accordées à sa sauce) et une approche plus mainstream (pour aller vite des morceaux structurés comme des chansons), sans que le groupe ne renie quoi que ce soit de son projet artistique. Si les morceaux sont construits plus classiquement, si l’on arrive à y repérer des refrains, les parties vocales peuvent être quasiment hurlées (« ‘Crooss The Breeze », « Hey Joni »), des parties de guitares expérimentales peuvent s’y développer à leur aise (« Total Trash ») et le son n’a rien perdu de se rugosité par rapport aux albums précédents. Les paroles brossent quant à elles le portrait d’une Amérique des marges. Doit-on vraiment se demander la raison de cette évolution ? Ou plutôt : faut-il y voir la volonté du groupe de quitter son statut d’indépendant pour mieux vivre de sa musique ? La vérité, c’est que le groupe a probablement ici évité l’écueil de la redite systématique, Sister l’album précédent (excellent lui aussi) ayant atteint les limites de l’approche antérieure. Le groupe n’a d’ailleurs cessé d’évoluer vers cette musique plus accessible, tout en proposant des disques toujours immédiatement identifiables et cohérents en tant que tel comme dans l’ensemble de la discographie. Le fait est également que Moore a toujours été à l’écoute de ce qui se faisait autour de lui et que l’apparition de groupes comme les Dinosaur Jr revendiquant à la fois l’influence des courants post punk comme le hardcore ET celle du hard rock des années 70 lui donna envie d’aller explorer des territoires qu’il ne connaissait pas encore.

Au-delà de cette faculté qu’a eue le groupe de concilier ce semblait inconciliable, c’est l’extraordinaire bouillonnement créatif qui frappe aujourd’hui encore l’auditeur malgré les écoutes répétées depuis deux décennies. Les parties de guitares sont d’une incroyable diversité, les batteries inventives et toujours justes. Le chant est au diapason : Thurston Moore, Kim Gordon et Lee Ranalado proposent tour à tour une large gamme de variations vocales, du chuchotement au cri, en passant par un certain lyrisme parfois. Des épures de rock’n’roll urbain (« Teen Age Riot ») côtoient l’expérimental (le piano distant et maladroit de « Providence ») sans que le disque ne vire au baroque. Sonic Youth a réussi ce qui semblait là encore impensable : un double album sans cesse passionnant, soixante-dix minutes de rock urbain stimulant intellectuellement comme physiquement. Sortir un double album s’achevant sur une « trilogie » comme aux plus fort des années 70 montre également, en plus du pied de nez, à quel point le groupe est ici libre de ses mouvements. Le «pays des songeries» vit à la lumière de l’art le plus intransigeant et donc le plus enthousiasmant. Et si Sonic Youth a donné une série de concert en 2007 pour fêter la réédition « deluxe » de l’album en l’interprétant chaque soir dans son intégralité, c’est certainement parce que ce disque est pour le groupe également une pierre angulaire, les bases d’un art dont ils n’ont pas fini d’explorer les arcanes.

singles extraits de l’album

  • Silver Rocket (7” – 12” single, Forced Exposure, FE-012 / FE 014, 1988)
  • Providence (7’’ single, Blast First BFFP 48, 1989)

à lire également

  • Sonic Youth : Chaos imminent par Alec Foege, Camion Blanc, 1995 (édition originale : 1994)

dimanche 20 janvier 2008

GALAXIE 500 : Today

LP, Aurora records 002, automne 1988

« Slowcore », « dream pop », ainsi les gens de Wikipedia qualifient-ils cette musique sortie de presque nulle part (si ce n’est de Boston) fin 1988 et visiblement difficile à définir. La filiation n’est pas terriblement compliquée à établir : le Velvet (post John Cale), Les Modern Lovers de Jojo Richman (ici repris par un « Don’t Let Our Youth Go To Waste » étiré et sinueux qui doit justement plus au Velvet qu’à son créateur), les Feelies … Autrement dit, guitares, fuzz, accords en boucles, batterie sourde. Mais la voix de Dean Wareham donne au son de Galaxie 500 une tonalité inédite. Haut perchée, souvent à la limite de la rupture (et au-delà en concert), elle donne aux morceaux une fragilité qui les distingue du rock plus urbain ou imprégné de la culture de campus des groupes précités. « It’s Getting Late » ou « Tugboat » sont ainsi des sommets de repli sur soi, sensible dans les lyrics de l’album entier. Today est ainsi : œuvre d'une jeunesse électrique, effacée mais décidée, qui ose affirmer ses faiblesses, sa maladresse, ses moments pénibles (« Came to the door but she wouldn't see me » (« Oblivious »)) et sa naïveté sans regarder ses chaussures et sans pleurnicher : « Baby, my head’s full of wishes » (« Pictures »).

Vingt ans après sa sortie, c’est l’unité et la fluidité du son qui frappe encore à l’écoute de cet album. Les neufs morceaux furent enregistrés en trois jours, à New York, par Kramer. Les arrangements comme le jeu de chaque membre du trio sont d’une incroyable simplicité : la batterie de Damon Krukowski et la basse de Naomi Yang sont souvent réduites à l’essentiel, et les parties de Dean Wareham ne révèlent pas un musicien hors pair mais un compositeur d’une grande sensibilité et d’une grande acuité, au jeu de guitare tout en retenue. Quelques accords et un solo sur quelques notes suffisent à donner à chaque composition un territoire. Les morceaux s’imposent dès lors dans une sorte de dépouillement mais aussi d’évidence peu commune. Et on pense parfois à la grâce de Buddy Holly, dont Galaxie 500 reprenait "Well All Right" à leurs débuts.

Sur leurs deux albums suivants (On Fire, 1989 et This Is Our Music, 1990), le groupe développera une musique beaucoup plus éthérée et cotonneuse. Si Today, souvent oublié lorsqu’il s’agit de conseiller un disque du groupe, mérite d’être reconsidéré, c’est que Galaxie 500 semble avoir ici privilégié les morceaux à l’ambiance générale du disque. Si le groupe n’a donc pas encore totalement mis en place le son qui sera son image de marque, c’est un album de morceaux d’une qualité exceptionnelle qu’il nous propose et le son plus tranchant de Wareham n’est en rien étranger au charme particulier de ce disque. Thurston Moore le considérait comme son disque de guitares favori pour 1988. Bien vu, Thurston. A suivre : Daydream Nation, quasi contemporain de ce Today et tout aussi indispensable dans toute discothèque digne de ce nom.


Single extrait de l’album (sorti avant l’album, en fait)

  • Tugboat (7”, Aurora records, 1988)

A écouter également

  • Uncollected Galaxie 500 (compilation avec quelques inédits de l'époque de Today - Cd, Ryko RCD10355, 1996 puis RCD 10681)

A voir

  • Don’t Let Our Youth Go To Waste – Galaxie 500 1987-1991 (videos, apparitions TV et concerts, 2 DVD, Plexifilm 015, 2004)

samedi 12 janvier 2008

NICK CAVE & THE BAD SEEDS : Tender Prey

LP, Mute STUMM 52, septembre 1988

Album des plus intenses dans une discographie qui n’est pourtant pas avare d’exemples en la matière, Tender Prey, cinquième album de Nick Cave, a été enregistré entre août 1987 et mars 1988 entre Berlin (où Cave habitait alors), Londres et Melbourne. Réalisé au carrefour des trois villes où il avait vécu depuis le début des années 80, cet album est une sorte de somme de son oeuvre passée ; mais Cave y pose aussi les fondements de ses disques à venir. On y retrouve en effet ses paroles enflammées teintées d’évocations bibliques et suintant la culpabilité et l’auto-destruction sur fond de blues punk, de cabaret décadent, de gospel blanc-blanc mais des morceaux comme « Watching Alice », « Mercy » ou «Slowly Goes The Night » annoncent le Cave plus lyrique et des années 1990, chez qui l’électricité des guitares et la batterie laisseront davantage de place au piano et aux mélodies vocales, sans que son écriture ne perde rien de sa puissance. Simplement, au terme d’une bonne décennie et de sept albums (en comptant ceux de Birthday Party), Nick Cave a réussi à transformer son songwriting de manière à ne plus exprimer frontalement cette tension brute indissociable de son univers mais à la dissimuler derrière des mélodies et des arrangements plus classiques. Arrêté en janvier 1988 pour détention d’héroïne, la sortie de Tender Prey coïncide avec le début d’une cure de désintoxication ; « Watching Alice» et « Mercy », enregistrés en mars 1988, signalent à leur manière l’apaisement de leur auteur, dont les dernières paroles sur cet album seront : « There’ll be a new day / And it’s today / for us » (« New Morning »).

En attendant, c’est sur un titre épique, qui deviendra un classique de Nick Cave, que se présente cette « proie tendre » : « The Mercy Seat », plus de sept minutes durant lesquelles le monologue d’un condamné à mort en partance pour la chaise électrique (ou le siège de la miséricorde divin) est scandé sur fond apocalyptique de hammond, de cordes, de guitares, de piano, de batterie qui luttent plus qu’ils ne cohabitent. Grand œuvre de l’Australien, ouverture d’une incroyable force, «The Mercy Seat » est depuis joué à chaque concert ou presque donné par Nick Cave. D’abord parce que tout le monde l’attend, parce que Nick Cave est « The Mercy Seat » et vice-versa, certes, mais aussi parce qu’il faut probablement dépasser la lecture au premier niveau des paroles pour comprendre la place que ce morceau joue dans son répertoire. On peut facilement imaginer que le siège de la miséricorde entrevu par ce condamné n’est pas étranger aux préoccupations d’un auteur qui n’a cessé de se battre avec ses démons intérieurs, qui affirme ici tout au long du morceau « i’m not afraid to die »…. avant de se rétracter in extremis par un « i’m afraid i told a lie ». « My kill-hand is called E.V.I.L. / Wears a wedding band that’s G.O.O.D.” : c’est à la fois l’homme et l’oeuvre que semblent résumer ces deux lignes. La beauté singulière de l’œuvre de Nick Cave, et de cet album en particulier, tient dans l’équilibre qu’il parvient tant bien que mal à créer entre ces deux pôles.

Singles extraits de l’album

  • The Mercy Seat (7”, 12”, CD single, Mute 52, juin 1988)
  • Deanna (7”, 12”, Mute 86, septembre 1988)

A écouter également

  • And The Ass Saw The Angel (12” single donné avec les 5000 premiers exemplaires de Tender Prey, Mute PSTUMM 52 – extraits de son roman –alors inédit- lus sur fond musical)
  • «The Mercy Seat» interprété par Johnny Cash (American III – Solitary Man, CD, American recordings, 2000)

A voir

  • The Road To God Know Where (film sur la tournée américaine de 1989 ainsi que quelques videos parmi lesquelles les deux singles extraits de l’album – VHS Mute MF002, 1990 / DVD)

samedi 5 janvier 2008

THE JAZZ BUTCHER : Sex And Travel

Mini LP, Glass records MGLAP001, mai 1985

Pourquoi avoir choisi ce mini LP pour parler de Pat Fish et de sa Jazz Butcher Conspiracy première époque plutôt que Bath of Bacon (1983), Scandal in Bohemia (1984) ou Distressed Gentlefolk (1986) ? Peut-être parce que Sex And Travel incarne une sorte de quintessence de l’art du Butch, inimitable dans sa manière de tisser des perles élégantes et délicates sur un fil tendu entre le rock urbain américain (Velvet Underground – Jonathan Richman) et le psychédélisme à l’anglaise de Kevin Ayers. Il demeurera fidèle à cette ligne de conduite au fil d’une carrière qui le verra enregistrer plus de dix albums, sur Glass d’abord puis chez Creation. Son dernier en date, Rotten Soul (Vinyl Japan, 2000), sur lequel il retrouvait enfin son vieux complice Max Eider (auteur du dernier titre de Sex & Travel), ne dépare pas dans cette collection d’albums de grande tenue.

Il n’était pas rare dans les années 80, de trouver les disques du Jazz Butcher dans le rayon « gothique » ou « cold wave » ; ceci était très certainement dû à la présence de David J, ancien bassiste de Bauhaus, au sein du groupe à cette période car rien, sinon, ne peut expliquer cette affiliation. Cette musique toute en guitares est en effet d’une grande clarté, d’une grande légèreté : on s’amuse des tribulations du « regular english-speaking gentleman on holiday » rythmées par une machine à écrire (« Holyday ») ou des considérations de Pat sur la guerre froide (« President Reagan’s Birthday Party »), on se trémousse sur « Red Pets », on contribue aux chœurs slavisants de « Walk With The Devil » ou on s’imagine vider une pint en écoutant « Down The Drain ». Toutefois, une mélancolie sourde, qui fait parfois penser à celle de Brian Wilson, évite à l’ensemble de sombrer dans la mièvrerie ou la niaiserie. Il y a bien sûr quelques morceaux moins enjoués (« Big Saturday » ou « Only A Rumour », sur les errements affectifs - Pat affirme avoir ici écrit "pour la première fois sur sa vie telle qu'elle était à l'époque") mais c’est derrière l’apparente gaieté de l’ensemble qu’il faut entendre ce qu’il y a de plus sombre et de plus profond. Il en sera toujours ainsi avec Pat Fish : si l’image dominante qui se dégage de son groupe est celle d’une bande de joyeux drilles prompts à enflammer votre salle de séjour ou le club local (photos au verso de l’album), il est aussi un discret mais éternel romantique (photos au recto : la même pose mais les expressions sont un poil plus grave).

Les huit titres de Sex & Travel furent enregistrés (en cinq jours !) à Leamington en février 1985 et produits par John A. Rivers, comme l’avait été Scandal in Bohemia et comme le sera Distressed Gentlefolk. La Jazz Butcher Conspiracy était avant tout une histoire d’affinités électives et si line-up du groupe a un peu bougé au fil des albums, l’esprit est resté inchangé. Et ô miracle, nombre de personnes qui ont un jour eu accès à cette musique sont devenus membres de cette conspiration. Peu s’en sont écartés…

A écouter également

  • Hamburg (live 16.8.1985, Onkel Pö's Carnegie Hall, Hamburg - LP, Rebel LC 5433, 1985)

A lire

  • l'actualité de Pat Fish sur myspace